
Trump et le nouvel ordre mondial
À l’heure où Donald Trump menace de mettre en œuvre ses visées expansionnistes, Arte propose une plongée passionnante dans l’épopée militaire de l’Amérique, nation née dans la guerre avant de s’imposer tardivement en « gendarme du monde », un rôle désormais contesté.
Les États-Unis ont presque toujours été en guerre en deux cent cinquante ans d’existence et continuent de déployer des centaines de milliers de soldats sur tous les continents. Comment l’Amérique de Trump va-t-elle désormais imposer son leadership au monde ? Le journaliste spécialisé en géopolitique Pierre Haski, coauteur du documentaire « L’Amérique en guerre », diffusé mardi à 21h sur Arte, décrypte le nouvel ordre mondial.
Pierre Haski, comment analysez-vous les déclarations martiales de Donald Trump ?
Il faut le prendre au sérieux. Mieux préparé à l’exercice du pouvoir et entouré de fidèles, il porte un plan, comme en témoigne la rafale de décrets qu’il a signés dès le premier jour. Selon lui, on a trop longtemps profité de l’Amérique, qui doit réaffirmer sa puissance et ses droits par la force, ce qui revient à nier tout ce qui a été mis en place depuis la Seconde Guerre mondiale – institutions multilatérales et gouvernance collective. Son secrétaire d’État, Marco Rubio, l’a déclaré au Sénat : l’ordre mondial instauré en 1945 est devenu une arme utilisée contre les États-Unis et il faut en changer. Un tournant, puisqu’on pensait que c’étaient la Chine et la Russie qui cherchaient à renverser cet ordre mondial face à l’Amérique qui, elle, le défendait.
Et qu’en est-il des alliances établies par les États-Unis ?
Donald Trump entretient un rapport transactionnel avec elles. Il l’a dit aux Sud-Coréens, aux Japonais ou aux Européens : si vous ne payez pas, on ne vous protège pas. C’est inquiétant, parce que l’Otan, cœur de la sécurité européenne depuis 1949, répond à des principes de solidarité en cas d’agression. En réalité, Trump se moque de la souveraineté des États et des traités internationaux : une méthode similaire, somme toute, à celle de Poutine en Ukraine.
Faut-il craindre ses visées expansionnistes ?
Ce n’est pas anodin lorsqu’il dit souhaiter récupérer le canal du Panama, annexer le Groenland ou, pire, expulser les Palestiniens de Gaza pour y édifier une « Côte d’Azur du Moyen-Orient » ! En menaçant de s’emparer du Canada, Trump renoue aussi avec un ancien projet des États-Unis, comme l’illustre la guerre lancée en 1812 contre les Britanniques, qui a échoué, avant que le pays ne devienne indépendant en 1867.
S’inscrit-il dans une tradition américaine ?
Sa vision est héritée du XIXe siècle. Son modèle, le républicain William McKinley, avait d’ailleurs été désigné comme le premier président impérialiste. Rompant avec les idéaux des pères fondateurs, il a conquis Cuba, Porto Rico, Hawaï et les Philippines. Une montagne d’Alaska portait son nom. Barack Obama l’avait débaptisée et Donald Trump vient d’annuler cette décision. Il recycle les mythologies américaines : la conquête de l’Ouest, l’expansion du pays et la glorification de sa puissance, le peuple choisi par Dieu… De même, il affiche sa volonté d’aller sur Mars, comme autrefois Kennedy sur la Lune, et mentionne Martin Luther King et son rêve. En rupture, il puise paradoxalement dans ces références pour s’inscrire dans une continuité.
Votre film montre une Amérique en guerre permanente…
114 conflits en un peu plus de deux siècles ! Il y a d’abord celles de l’intérieur, avec la révolution et la guerre de Sécession, puis les conquêtes, avec les guerres indiennes et les conflits avec le Mexique ou l’Espagne dans les Caraïbes. Ensuite, l’Amérique combat à l’extérieur. En 1898, pour le contrôle de Cuba, elle détruit la flotte espagnole stationnée dans la baie de Manille. Pris alors dans la guerre d’indépendance des Philippines, les États-Unis vont conquérir le pays – alors que le président McKinley ignore même où se trouve l’archipel colonisé -, dont ils resteront maîtres jusqu’en 1946 après un bref intermède japonais. Ironie de l’histoire : aujourd’hui, l’Amérique revient aux Philippines en y installant des bases face aux incursions de Pékin en mer de Chine, dans la perspective, notamment, de défendre Taïwan.
Comment l’armée américaine s’est-elle imposée comme la première au monde ?
Par les deux guerres mondiales. Les États-Unis ne s’engagent dans la Première que tardivement, en 1917, le président Woodrow Wilson ayant été réélu sur un programme pacifiste. Il se ravise en raison des difficultés posées par le conflit aux échanges commerciaux. À la fin de la guerre, Wilson reste six mois à Paris pour négocier le traité de Versailles, dont il est l’un des principaux architectes, et suggère l’idée de la Société des Nations. À son retour, il est désavoué par le Congrès, qui estime que l’Amérique n’a pas pour mission de s’occuper de la marche du monde. Au moment de Pearl Harbour, en 1941, l’armée américaine n’est encore qu’au 19e rang mondial ! La Seconde Guerre mondiale va faire tourner la machine militaro-industrielle à plein régime et transformer le pays en superpuissance, dotée de surcroît de l’arme nucléaire. Reprenant les idées de Wilson, l’Onu nouvellement créée installera son siège à New York.
L’Amérique est alors consacrée « gendarme du monde » …
Leader du « monde libre » au cours de la guerre froide, elle tisse un réseau d’alliances en Europe, en Amérique latine, en Asie et au Moyen-Orient, qui finit par triompher avec l’effondrement du bloc de l’Est. Cependant, alors que l’Amérique s’appuie sur sa dissuasion nucléaire, la perte de ce monopole l’affaiblit. Les guerres qu’elle mène au Vietnam ou, plus récemment, en Afghanistan et en Irak se terminent mal, fragilisant sa légitimité et son autorité. L’invasion de l’Ukraine par Poutine survient d’ailleurs six mois seulement après la débâcle de Kaboul. Cette nouvelle donne explique que Trump soit défavorable aux interventions militaires, contrairement à son prédécesseur néoconservateur George W. Bush. Il veut aussi établir la suprématie de l’Amérique, mais par d’autres moyens. D’où son alliance avec des leaders de la tech comme Elon Musk.
Dans quelle mesure Trump a-t-il les moyens de maintenir l’hégémonie américaine dans un monde multipolaire ?
C’est un des angles morts de sa vision. S’il se préoccupe des rapports de force avec la Chine, la Russie et l’Europe, il n’a pas de temps à perdre avec les pays du Sud, qui revendiquent un ordre mondial plus équitable après avoir été exclus de celui de 1945, défini à l’époque des empires coloniaux. Ce faisant, il risque de les pousser dans les bras de la Chine, au travers par exemple d’institutions comme les Brics+, ce groupe de dix pays non occidentaux (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Égypte, Émirats arabes unis, Indonésie et Éthiopie) ayant pour but de rivaliser avec le Groupe des sept (G7).
Entretien : Sylvie DAUVILLIER
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