Religieuses abusées : blessures secrètes

Michèle-France : «Arrêtons de les revêtir d’une autorité qui peut conduire à toutes les déviances !» © Arte/Dream Way Productions

Pendant vingt-cinq ans, Michèle-France a été abusée par deux prêtres au sein des communautés religieuses auxquelles elle a appartenu. Un témoignage poignant, recueilli, avec d’autres, dans une enquête internationale, diffusée sur Arte ce mardi à 20h50, «Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église». Rencontre.

Michèle-France, comment vous êtes-vous retrouvée sous l’emprise de votre premier bourreau ?

En 1971, quelques mois après avoir prononcé mes vœux perpétuels dans un couvent de carmélites, je traversais une période difficile, j’allais mal. Ma supérieure m’a proposé d’être accompagnée par le père Marie-Dominique, un prêtre respecté (*). Un dimanche de juillet 1972, il m’a pris pour la première fois la main et a embrassé mes doigts, l’un après l’autre. À chaque rencontre, il poussait plus loin l’intimité physique pour, disait-il, «me faire sentir l’amour de Jésus». J’étais désarçonnée par la nature de ses gestes, mais l’Église nous inculque l’idée que le prêtre est le représentant de Dieu et qu’il est impensable de contester son autorité. Je crois aussi que je voyais cet homme comme la substitution du père que j’avais perdu à l’âge de 9 ans. Il a profité de ma vulnérabilité.

En 1976, vous vous êtes confiée au père Thomas, le frère de votre abuseur…

Alors que, désorientée, j’avais quitté le couvent en 1974, le père Marie-Dominique m’a ramenée à la vie religieuse en me dirigeant vers un prieuré dont la supérieure était sa sœur. Il m’a présenté son frère aîné, le père Thomas. Celui-ci justifiait les actes de son frère en parlant de «grâce mystique» et a commencé lui aussi à abuser de moi. J’ignorais alors qu’il avait été démis de ses fonctions pendant dix ans par la justice du Vatican, en 1952, pour des agressions sexuelles. Désormais également sous son emprise, je suis devenue, en 1979, assistante à l’Arche, une communauté chrétienne accueillant des personnes porteuses de handicap intellectuel, dont le père Thomas était l’aumônier. Pendant près de vingt-cinq ans, la mainmise psychologique et spirituelle des deux frères était telle que je ne pouvais leur échapper. Ce n’est que grâce à l’amitié des personnes handicapées et de quelques assistants, qui, sans le savoir, m’ont aidée à redevenir moi-même, que je suis arrivée progressivement à me libérer de leur domination.

Un jour, vous avez trouvé la force de révéler votre secret…

Quatorze ans après la mort du père Thomas et un an après celle de son frère, ma parole s’est enfin libérée. En 2014, un couple retraité de la communauté, dont la femme avait aussi été abusée par le père Thomas, a témoigné. Une instruction canonique post-mortem sur ce dernier a été ouverte. J’ai révélé alors les abus commis par les deux frères. Par la suite, quatorze autres victimes se sont fait connaître. L’enquête a confirmé les faits. Cette reconnaissance m’a permis, peu à peu, de reprendre une pratique religieuse que j’avais interrompue pendant quinze ans, car j’avais perdu toute foi en l’Église.

Pourquoi avoir accepté d’apparaître dans ce film ?

Je souhaite témoigner au nom des victimes qui n’ont pas pu ou qui n’osent pas s’exprimer. Parler est douloureux : à la fois parce que vous revivez les abus subis et parce que vous vous exposez à l’hostilité des gens. L’enquête sur le père Thomas a suscité une déferlante de haine de la part de membres de l’Arche. On nous a traitées d’hystériques, de menteuses, on nous a accusées de fomenter un complot contre Dieu. Mais ces crimes, perpétrés si longtemps et couverts par les responsables religieux et les laïcs, doivent être portés à la connaissance du public. En réglant ces affaires en interne, et en offrant, pour réparation, de bonnes paroles et l’assurance de prières, l’Église s’en rend complice par son silence et son inaction.

(*) Après plusieurs plaintes, le Vatican a reconnu en 2016 «les déviances dans la vie sexuelle et affective» du père Marie-Dominique

Entretien : Clara LE QUELLEC

Cet article est paru dans le Télépro du 3/3/2022

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