Mères à perpétuité
En France, tous les dix jours, un enfant est tué par sa mère. En donnant la parole à certaines de ces femmes et à leurs proches, le documentaire «Mères à perpétuité», diffusé sur Arte ce mercredi à 22h55, jette un regard neuf sur un phénomène sociétal encore tabou.
En Belgique, le 28 février 2007, Geneviève Lhermitte (1966-2023) tuait ses cinq enfants, âgés de 3 à 14 ans, dans la maison familiale à Nivelles, en l’absence de son mari et père des enfants, Bouchaïb Moqadem, alors en voyage à l’étranger. Cette tragédie marqua tout le pays. Journaliste au Monde et réalisatrice, Sofia Fischer a étudié le profil de ces mères infanticides, et dénonce une société qui préfère détourner le regard sur ce tabou, alors que les chiffres sont alarmants. Entretien.
Sofia Fischer, qu’est-ce qui vous a poussée à travailler sur ce sujet ?
C’est, parmi de nombreux éléments, dont une histoire familiale complexe, la découverte d’un rapport interministériel selon lequel, aujourd’hui en France, un enfant est tué par sa mère tous les dix jours. J’ai été choquée par ce chiffre et par l’aveu des rapporteurs, qui regrettaient l’absence d’outils appropriés pour évaluer une réalité sûrement sous-estimée. Il s’agit là d’une crise nationale ; or nous l’ignorons. Notre regard ressemble à celui que l’on portait une décennie plus tôt sur les féminicides.
Tout au long de votre film, on retrouve l’idée paradoxale de tuer un enfant pour le protéger. Comment l’expliquez-vous ?
Le documentaire pose une notion complexe : l’altruisme dans le meurtre. Je ne la défends pas. Mais en décryptant les processus de pensée de ces mères, on se rend compte qu’elles se placent en protectrices de leurs enfants. Elles décident de les «emmener» avec elles pour les préserver de violences actuelles ou futures, pour les sauver d’un danger plus grand encore que la mort. C’est, en tout cas, une logique que j’ai retrouvée dans la totalité des affaires sur lesquelles j’ai travaillé, soit plusieurs dizaines.
Elles témoignent également de douleurs, liées à des violences aggravées.
Ces mères d’âges différents, issues de tous les milieux sociaux, ont subi des incestes, des viols, des violences conjugales… Enfermées dans leur souffrance, elles ne parviennent plus à répondre aux injonctions de la société. Elles ont pour la plupart créé des liens fusionnels avec leurs enfants. Dans leur esprit, si elles se suicident, elles doivent partir avec eux pour ne pas les abandonner.
Autre point commun : celui de planifier ces meurtres…
La préméditation est incontestable. Long processus, réfléchi, l’infanticide, une fois construit dans l’esprit de ces femmes, leur apporte un sentiment d’apaisement. Elles ont tout prévu, jusqu’au dernier goûter avec leurs enfants, souvent dans un lieu aimé : un parc, un McDo… Ce côté méthodique leur sera reproché au tribunal, si elles sont encore en vie.
Parmi les femmes interviewées dans votre documentaire, il y a Christelle, qui a failli tuer ses filles et apparaît aujourd’hui épanouie.
Avec une meilleure prise en charge, comme celle dont a fini par bénéficier Christelle, je suis persuadée que l’immense majorité de ces drames n’aurait pas eu lieu. La France n’a pas engagé la réflexion nécessaire pour endiguer ce phénomène et la société n’est pas en mesure d’entendre ces détresses. Il manque des espaces d’écoute adaptés, du personnel formé. Aucune femme ne se réveille «mère infanticide». Ces drames se produisent après de multiples loupés sociétaux.
Entretien : Raphaël Badache
Cet article est paru dans le Télépro du 3/10/2024
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