Le jazz comme arme secrète

À la fin des années 1950, le gouvernement américain envoie Louis Armstrong, Duke Ellington et Dizzy Gillespie pour claironner partout les belles valeurs du rêve américain. Un sujet évoqué dans le documentaire «Soundtrack to a Coup d’État», à voir ce mardi à 22h40 sur La Trois.

Novembre 1960, la salle de cinéma plonge dans l’obscurité. Place aux actualités internationales. Un titre en lettres blanches apparaît : « Satchmo swings in Congo » (Satchmo – le surnom de Louis Armstrong – jazze au Congo). Le pays africain est indépendant depuis cinq mois, la situation est tendue. Dans les rues quasiment désertes de la capitale Léopoldville (future Kinshasa), un convoi se dirige sous bonne garde vers le stade. L’accueil qui y attend Armstrong est royal. Il n’est pas que le symbole de la modernité noire. Il est l’ambassadeur culturel envoyé par le gouvernement américain pour regagner l’opinion publique mondiale en générale, africaine en particulier. C’est du moins ce que pense la légende du jazz. Derrière la version officielle se cache une autre réalité, une partition cachée qui se joue à l’insu d’Armstrong…

Ambassadeurs du jazz

Plusieurs éléments marquent les années 1950. Sur le plan intérieur, les tensions raciales secouent les États-Unis. Leur image de marque de « pays de la liberté » en prend un coup. À l’international, c’est la guerre froide avec l’URSS, une crise pour le leadership mondial alors que l’Afrique est en pleine instabilité.

De nombreux pays accèdent à l’indépendance. Les nouveaux dirigeants ne sont pas tous enclins à rester du côté de l’Oncle Sam. La tentation d’entretenir, à tout le moins, des liens cordiaux avec la Russie existe. C’est le cas du Congo et de son Premier ministre Patrice Lumumba. Or, le Congo possède d’énormes richesses, de l’uranium notamment, synonyme de puissance nucléaire. Pas question pour l’Amérique de laisser tomber ces gisements (et bien d’autres) dans l’escarcelle communiste.

Le Secrétariat d’État américain (l’équivalent du ministère des Affaires étrangères) met sur pied une grande opération de séduction politico-culturelle, le programme « Jazz Ambassadors ». Objectif : reconquérir les esprits par la musique. En 1956, le trompettiste Dizzy Gillespie et dix-huit musiciens noirs et blancs sont envoyés en Iran, au Liban, au Pakistan, en Turquie, en Grèce et en Yougoslavie. « Le plan de bataille de Washington inclut de briefer les jazzmen chargés de claironner les belles valeurs américaines de liberté, d’égalité et de respect des droits de l’homme dans les États communistes et les pays fraîchement décolonisés d’Afrique et d’Asie », rapporte le site Le Jazzophone. Gillespie et Armstrong refusent cette injonction. Par contre, leur musique joue son rôle de « soft power » et inonde la planète.

Cheval de Troie

Jusque-là, rien à redire. Retour à la tournée de Satchmo au Congo. À la table du restaurant de Léopoldville où ils prennent leur repas, Louis Armstrong et son épouse, Lucille, sont accompagnés d’un troisième convive qu’ils croient être un ambassadeur américain. En réalité, c’est le chef de la CIA au Congo. Larry Devlin utilise la tournée musicale pour passer inaperçu. Comme l’explique Susan Williams, chercheuse à l’université de Londres, dans son livre « White Malice », l’espion (et d’autres agents de la CIA) accède ainsi incognito à la province du Katanga, « stratégiquement importante et très riche ».

Elle vient de faire sécession. Pas question que ses richesses (cobalt, cuivre, fer, radium, uranium et diamant) tombent entre les mains de l’ennemi soviétique. Pendant qu’il dîne avec Devlin, Armstrong ignore que tout proche, Patrice Lumumba, le premier Premier ministre démocratiquement élu du Congo, est retenu prisonnier par des soldats fidèles à Joseph Mobutu, à l’époque jeune chef militaire, futur maréchal et président du Congo. Utilisé comme « cheval de Troie », Armstrong ne sera pas dupe. De retour au pays, il collabore à une comédie musicale intitulée : « Les Vrais ambassadeurs ». Le 17 janvier 1961, deux mois après la tournée du jazzman, Lumumba est assassiné au Katanga…

Cet article est paru dans le Télépro du 12/12/2024

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