Le bonheur à tout prix : un business lucratif !
La psychologie positive, conceptualisée aux États-Unis à la fin des années 1990, s’est imposée en Europe par le biais du management d’entreprise. Enquête sur une discipline contestée, proche du développement personnel, mardi à 20h50 sur Arte.
Autrice de «Développement (im)personnel – Le succès d’une imposture», la philosophe et conférencière Julia de Funès, qui intervient dans le documentaire «Le Business du bonheur», diffusé mardi à 20h50 sur Arte, critique le «bonheurisme» aux sources du développement personnel. Explications.
Julia de Funès, pourquoi les préceptes du développement personnel échouent-t-ils à rendre heureux ?
La plupart du temps, ces béquilles existentielles sont plus liberticides que libératrices. Les ouvrages de développement personnel orientent, sinon dictent, la manière de se comporter et de communiquer. En résultent des individus engourdis par les recettes comportementales proposées. De plus, ces livres qui prétendent s’adresser au «moi» le plus intime de chacun sont destinés à des millions de personnes. Rien de plus impersonnel que le développement personnel. J’ai aussi pu observer, en analysant les best-sellers du secteur, que ces derniers s’appuyaient sur les mêmes ressorts psychologiques. Celui, par exemple, que Freud nomme «narcissisme des petites différences». Au lieu de dire aux lecteurs : «Vous êtes originaux» ou «Vous êtes à part», les auteurs diront plutôt : «Vous êtes comme tout le monde, mais vous avez tout de même un petit quelque chose en plus !» Ça marche à tous les coups ! Tout le monde a envie d’entendre ça. Il y a aussi celui du volontarisme : «Prends ta vie en main !», «Si tu veux, tu peux !»… Vous entendre dire que vous pouvez devenir celui que vous avez envie d’être est plaisant. Mais c’est sans tenir compte du réel. Je ne dis pas qu’il ne faut pas prendre sa vie en main, mais certaines limites, extérieures à soi ou internes, peuvent déjouer les souhaits les plus intimes.
Qu’est-ce que cet attrait dit de nos sociétés ?
C’est la preuve d’une individuation systémique : seul l’individu compte. Raison pour laquelle la question de son bien-être et de sa santé devient la plus essentielle. C’est aussi la preuve d’une positivité forcenée. Il faut noyer le poisson de la négativité, à l’aide de ce que j’appelle de la «Soupline langagière», on édulcore le réel à l’aide de mots doux. Notre préférence pour des illusions réconfortantes plutôt que d’âpres vérités illustre notre manière craintive de nous rapporter au monde.
Alors que le bien-être des salariés devient une préoccupation majeure, il n’y a jamais eu autant de mal-être au travail.
C’est une erreur d’aiguillage. Très souvent, l’on vise le bien-être des collaborateurs avec des artifices «bonheuristes» : des poufs colorés, des toits végétalisés, des baby-foot, des smoothies bio… C’est une bonne chose de mettre en place un cadre de travail agréable, mais penser que cela rendra les gens heureux revient à les prendre pour des imbéciles. Le bonheur est subjectif, contingent et excède la sphère professionnelle, rien que pour ces trois raisons, parler de bonheur au travail est inapproprié.
La récente pandémie a-t-elle modifié cette tendance au «bonheurisme» ?
Le covid-19 a, je crois, atténué cette mode du bonheur. Il y a eu tellement de malades, de morosité, d’angoisse et d’incertitude que l’on s’est rendu compte que le mobilier de bureau et les gadgets n’étaient pas la priorité. Aujourd’hui, selon le ministère du Travail, les personnes ayant adopté le télétravail plébiscitent cette pratique à hauteur de 70 %. Cela signifie que le bien-être a plus à voir avec l’autonomie et la liberté accordées aux salariés qu’avec les formations ludiques et autres puérilités à la mode.
Entretien : Élise PONTOIZEAU
Cet article est paru dans le Télépro du 25/8/2022
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici