«Casa Susanna» (Arte) : «L’invisibilité était la règle»

Susanna, au centre, a ouvert un havre de paix secret dans une Amérique en proie au maccarthysme  © Arte/Collection of Cindy Sherman

Le réalisateur français Sébastien Lifshitz («Petite fille») retrace la passionnante genèse de son nouveau documentaire, «Casa Susanna» (à voir sur Arte ce mercredi à 20h55). L’aventure secrète d’une communauté de travestis dans l’Amérique puritaine des années 1950-1960.

Au milieu d’une vaste campagne américaine, au pied des Catskills (nord de New York), une petite maison en bois adossée à une grange a abrité le premier réseau clandestin de travestis. C’est une histoire pleine de bruit et de fureur, avec ses personnages insolites dont la fameuse Susanna, qui eut le courage de créer ce refuge qu’on appelait alors Casa Susanna.

Sébastien Lifshitz, comment avez-vous exhumé cette histoire secrète ?

J’ai d’abord découvert un livre publié en 2004 sous le titre «Casa Susanna», qui dévoilait une collection de deux cents photos amateur trouvées aux puces de New York par un couple d’antiquaires. On y voyait une bande de travestis dans les années 1950-1960, habillés comme des bourgeoises de la ville, en train de jouer aux cartes, de boire le thé ou de faire du jardinage, dans une maison perdue en pleine campagne. À ce moment-là, personne ne connaissait l’histoire qui se cachait derrière ces photos.

Qu’est-ce qui vous a interpellé dans ces images ?

Depuis longtemps, je collectionne des photos d’hommes et de femmes travestis, du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Alors forcément, cette collection de la Casa Susanna m’a intrigué, d’autant plus que ces travestis semblaient vivre leur identité en toute liberté à une époque où c’était tout simplement impossible. Tout pose question dans ces images : qui sont ces gens ? Comment expliquer qu’ils aient pris un tel risque ? Comment ces photos de travestis ont-elles survécu, alors que les gens avaient pour habitude de détruire leurs archives personnelles pour se protéger ? C’est d’ailleurs l’une des difficultés des historiens et des sociologues aujourd’hui : la majorité des témoignages ont disparu ou ont été détruits. L’invisibilité était la règle alors.

D’autant que cette communauté naît dans l’Amérique puritaine des années 1950…

On est en pleine période du maccarthysme, du code Hays, celle d’une Amérique réactionnaire, complètement paranoïaque sur la question du communisme et des mœurs. On prône des valeurs traditionnelles, basées sur la famille et la religion. Dans ce contexte, tout comportement déviant est immédiatement pourchassé. Une vie peut être détruite en une seconde par une simple dénonciation. L’histoire de la Casa Susanna m’apparaît d’autant plus singulière. Ces travestis, issus de couples hétérosexuels, blancs, de la middle class, ont tout à perdre si la vérité venait à être découverte. Ils prennent énormément de risques en s’autorisant à vivre leur désir irrépressible. Le plus souvent, leurs épouses sont au courant et les accompagnent. Cette complicité me fascine. Qu’ont-elles compris de la vie intérieure de leur mari ? Que s’est-il passé pour qu’elles acceptent de les accompagner, parfois même de les conseiller sur leurs tenues, leur maquillage ?

Raconter ce passé permet-il aussi de mettre en perspective les débats contemporains autour de l’identité de genre ?

Aujourd’hui, cette question est en effet largement débattue dans les médias et cela pourrait donner l’impression qu’il s’agit d’un phénomène nouveau. Pourtant, la question du genre existe depuis la nuit des temps. Des textes, des œuvres d’art, des sculptures, des photographies en témoignent. Mais cette histoire est à recomposer, tant elle a été effacée et confrontée au mépris de la morale et des croyances. En tant que cinéaste, je trouve passionnant d’essayer de la reconstruire.

Entretien : Laetitia MOLLER

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