Cancel Culture : libres de ne rien dire ?

Dakota Johnson : «La culture de l’effacement enlève toute possibilité de se racheter aux personnes tombées en disgrâce !» © Isopix

Séries, films, œuvres d’art, célébrités… jugés et condamnés sans appel et boycottés au nom du «politiquement» correct. C’est ce qu’on appelle la «cancel culture». Pour un certain nombre de stars, trop c’est trop !

Souvenez-vous de cette mère de famille britannique, avocate, qui, en 2017, exigeait que le conte de «La Belle au Bois dormant» soit supprimé des listes de lectures scolaires «en raison de son message sexuel inapproprié» : la princesse Aurore n’avait pas donné son consentement au prince au moment du baiser qui devait la réveiller… Idem pour «Blanche-Neige», que des activistes féministes se sont empressées de vouer aux gémonies.

Fallait-il s’y attendre ? Dans la continuité des mouvements Black Lives Matter, lancé en 2013, et #metoo, à la suite de l’affaire Weinstein en 2017, la parole s’est libérée. Il était plus que temps, direz-vous. Racisme et sexisme sont intolérables. Mais sur le plan du discours, n’a-t-on pas basculé d’un excès à l’autre ?

Un exemple parmi d’autres

Les contes ne sont qu’un exemple. Les vieux films, les anciens Disney, la publicité, certains magazines… continuent de véhiculer un tas de stéréotypes et un certain type de schéma sociétal. Faut-il pour autant les jeter à la poubelle ? C’est ce que préconise la «cancel culture».

Comment définir cette culture de l’annulation (ou de la dénonciation), née aux États-Unis au début des années 2010 ? La pratique consiste à discriminer, montrer du doigt, dénoncer une œuvre, un sketch, une opinion, une déclaration perçus comme indignes, injustes ou inacceptables – la plupart du temps sur les réseaux sociaux – et ternir l’image de leur auteur (ou l’œuvre) qu’il faut alors «faire disparaître», isoler, boycotter, bannir ! Patrimoine culturel, marques, célébrités, dirigeants : rien ni personne n’est à l’abri de cette espèce de tribunal populaire. En se développant, la «culture de l’annulation» a simplifié des problèmes complexes et encouragé les jugements à l’emporte-pièce. En théorie, elle s’apparente au concept du politiquement correct. En pratique, à l’auto-justice ou à un tribunal. Le couperet tombe. Point barre !

Justice trop virulente ?

Très récemment, des étudiants de l’Imperial College de Londres ont décidé de bloquer l’installation d’une sculpture d’Antony Gormley. Haute de six mètres, elle représente une personne accroupie. Plutôt que des jambes repliées, d’aucuns y voient une représentation phallique, symbole de la culture patriarcale dominante… En 2020, en plein mouvement de protestation contre le racisme et les violences policières aux États-Unis, « Autant en emporte le vent », le très oscarisé film de Victor Fleming (1939), était qualifié de révisionniste par des historiens. Ni une ni deux, la plateforme de streaming HBO Max l’a retiré de son catalogue, pour le réintégrer deux semaines plus tard, accompagné d’un commentaire recontextualisant le tournage du film. Pour l’Américaine Meta Mazaj, maître de conférences en études cinématographiques, «il est important de réexaminer les films à la lumière de leur époque. (…) On a déjà perdu une part importante de l’histoire du cinéma : se débarrasser du reste n’est pas une solution. (…). Combien d’idées et de pratiques actuelles seront jugées inacceptables dans quelques décennies ?»

Les leçons de «Blanche-Neige»

Sur la plateforme Disney+, des films d’animation ne sont plus accessibles depuis les «profils enfants». «Les Aristochats» : un siamois, les yeux bridés, y joue du piano avec des baguettes, stéréotype raciste ! «Peter Pan» : des Amérindiens y sont présentés comme inférieurs aux autres enfants. «Dumbo» : les corbeaux sont des caricatures d’Afro-Américains chantant du blues… Et d’autres. Selon la société Disney, «ces programmes comprennent des représentations négatives de personnes ou de cultures. Ces stéréotypes étaient faux à l’époque et le sont encore. Plutôt que de les supprimer, nous voulons reconnaître leur impact néfaste, en tirer des leçons et susciter la conversation pour créer ensemble un avenir plus inclusif. (…) Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons le reconnaître.»

Bannissement et mea culpa

À la télé, mêmes passages à la loupe. L’année dernière, une chaîne espagnole a banni le manga «Dragon Ball Z», jugé trop sexiste. La censure touche des fictions produites à une époque où le «wokisme», le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale, n’existait pas encore. La série vintage « Shérif, fais-moi peur ! » (1979-1985), qui contient un peu trop de références aux États esclavagistes du Sud, a été supprimée sur une chaîne américaine, TV Land, en 2015. Après la mort de Georges Floyd, citoyen afro-américain étouffé lors de son arrestation en 2020, Marta Kauffman, la cocréatrice et productrice de « Friends », la sitcom des années 1990 qui reste la plus populaire au monde, a présenté des excuses et fait part de ses remords : «J’aurais pris des décisions différentes, à l’époque, si j’avais su l’importance de ne pas avoir un casting entièrement blanc. On a toujours encouragé la diversité dans notre entreprise, et je n’en ai pas fait assez…» Pour l’actrice Lisa Kudrow, qui incarnait Phoebe dans la série, «cette saga devrait être considérée comme une capsule temporelle plutôt que pour ce qu’on n’y a pas fait correctement…»

Pour ou contre ? Telle est la question

L’actrice Dakota Johnson, 32 ans, trouve la «cancel culture» déprimante ! «Elle a provoqué la perte de grands comédiens désormais blacklistés», confiait-elle, l’année dernière, au Hollywood Reporter. «Johnny Depp, Shia LaBeouf, Ashley Judd, Winona Ryder… Cette manière d’agir enlève toute possibilité de rédemption aux personnes tombées en disgrâce. Or je veux croire à la capacité de changer et d’évoluer, d’obtenir de l’aide et d’aider les autres. Ces peines définitives sont excessives. Elles ne laissent aucune chance.»

Bûcher numérique

Alec Baldwin est exaspéré : «La culture de l’annulation crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. C’est comme un filet géant : vous attrapez des tas de gens, beaucoup sont responsables, mais d’autres ne méritent pas que leur carrière et leur vie soient détruites.» Sharon Stone évoque ce phénomène comme «la chose la plus stupide» qui soit : «On vient tous de cultures, d’expériences, d’éducations et de traumatismes différents. Donnez aux gens l’occasion de parler avant de les «effacer» pour un commentaire, un malentendu… !» Reese Witherspoon : «Qu’en est-il de ceux qui ont commis des erreurs pardonnables ?»

Rowan Atkinson prend, lui aussi, clairement position contre la «cancel culture» : «Ce qui arrive aujourd’hui est l’équivalent numérique des inquisiteurs médiévaux à la recherche compulsive de quelqu’un à brûler. C’est effrayant pour quiconque est victime de cette foule», confiait-il à l’Irish Times. «Le but de la comédie est d’offenser. Dans une société libre, vous devriez être autorisé à plaisanter sur absolument n’importe quoi sans avoir peur d’être « annulé » !»

Cet article est paru dans le Télépro du 18-08-2022.

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