Radical à l’extrême, l’Actionnisme viennois a de «vilains» restes
Ils ont été jusqu’à la limite du supportable, baignant littéralement dans le sang, la boue et l’urine : deux expositions en Autriche ressuscitent l’aventure des Actionnistes viennois, sans doute la plus radicale de l’art contemporain.
Les Nouveaux réalistes et Yves Klein avaient utilisé le corps humain comme outil artistique, réalisant des empreintes de femmes nues. Au début des années 1960, les Actionnistes décident, eux, de l’employer comme matériau.
« Ils recherchaient une confrontation directe avec la réalité, tant physique que psychique, jusque dans les dimensions les plus difficilement supportables et les plus refoulées », souligne Eva Badura-Triska, commissaire de l’exposition « Mon corps est l’événement », au Musée d’art moderne (Mumok) de Vienne.
Au cours de performances sans équivalent, et qui parfois leur valurent des peines de prison, Otto Muehl, Hermann Nitsch, Günter Brus et Rudolf Schwarzkogler écorchent des cadavres d’animaux, ficèlent des corps humains, les mélangent à des viscères ou à de la boue.
Muehl, en particulier, embauche des modèles pour composer des « natures mortes », mettant ainsi en scène de véritables membres humains passés au travers de planches, qui créent l’illusion de corps démembrés.
Déambulant à travers Vienne, Günter Brus s’affiche entièrement peint en blanc, le corps comme tranché par une ligne noire, avant de se faire arrêter par la police. D’autres actions relèvent de la scatologie ou frisent la pornographie.
« Pulsions refoulées »
« L’Actionnisme transgresse les valeurs traditionnelles. Mais il reste de l’art. Il est réfléchi, il a une forme précise, des références. C’est une extension du domaine de la peinture, même si c’est l’une des plus radicales », précise Mme Badura-Triska.
« C’est un bouleversement des règles qui consiste à considérer comme esthétique ce qui auparavant était jugé laid par les normes sociales », relève-t-elle, reconnaissant qu’une telle exposition reste « difficilement montrable » dans certains pays.
Si beaucoup d’autres artistes ont pratiqué des formes d’art corporel et des performances, comme Yoko Ono, Chris Burden, Marina Abramovic ou le groupe Fluxus, l’avènement à Vienne d’un mouvement si radical ne doit rien au hasard.
Ville de Freud et du philosophe Wittgenstein, la capitale autrichienne a déjà transgressé les tabous au début du 20e siècle avec les peintres Klimt, Kokoschka et surtout Schiele, qui choque avec des représentations explicitement sexuelles.
Mais les Actionnistes sont aussi et avant tout des enfants de la guerre, « dans un pays où, contrairement à l’Allemagne, le passé nazi est refoulé, littéralement enfoui dans une normalité petite-bourgeoise, ce qui contribue à expliquer cette réaction extrême », rappelle Mme Badura-Triska.
« L’Actionnisme, à cet égard, a un effet cathartique. Il permet d’évacuer des pulsions refoulées, de façon contrôlée et dans le cadre d’une expérience artistique », estime-t-elle.
La limite du suicide
Les artistes ne s’épargnent pas. Lors d’une performance filmée aux côtés de son mari, Ana Brus, ligotée nue et traînée par terre, fait une crise de nerf.
Günter Brus lui-même met fin aux « actions » en 1970, après une ultime performance soigneusement chorégraphiée dans laquelle, également nu, il boit sa propre urine et finit par s’automutiler jusqu’au sang. « Il avait alors reconnu que l’étape suivante aurait été le suicide », note Mme Badura-Triska.
Ironie de l’histoire: lors d’un procès pour « outrage aux bonnes mœurs » intenté aux Actionnistes à la fin des années 1960, l’expert psychiatre est un ancien médecin nazi soupçonné d’avoir durant la guerre assassiné des enfants handicapés mentaux pour en disséquer le cerveau…
Peu reconnu en son temps en raison de sa radicalité et de la quasi-clandestinité à laquelle il est contraint, le mouvement ne sera réhabilité qu’à partir de la fin des années 1980, avec des expositions à Cologne, Vienne, Paris et Los Angeles.
Artiste toujours actif et désormais célébré, Hermann Nitsch, 76 ans, compte aujourd’hui pas moins de trois musées dédiés à son œuvre, en Autriche et à Naples (Italie). Une exposition particulière lui est consacrée au Theatermuseum de Vienne.
Quant à Otto Muehl, il est décédé en 2013 à l’âge de 87 ans, après avoir purgé une peine de sept ans de prison pour sévices sexuels sur mineurs et viols au sein d’une communauté qu’il avait fondée. Une exposition de son œuvre fut encore interdite en 1998 à Vienne en raison de son côté provocateur et sacrilège.
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