Siffler est-il parler ?
Attention, vos oreilles vont siffler ! Le silbo, langue ancestrale originaire des Canaries, est mis à l’honneur avec le film «Les Siffleurs», lundi à 22h40 sur Arte. Particularité ? Ce langage se siffle…
Imaginez-vous en pleine montagne ou à la campagne, au milieu des champs. Soudain, une urgence : il vous faut communiquer avec la personne perchée sur la colline d’en face, perdue, elle aussi, en pleine nature. Que faire ? Aucun réseau mobile en ces zones reculées…
Crier ? Tout le monde ne possède pas l’organe vocal de Julie Andrews dans «La Mélodie du bonheur». Et puis, pourquoi s’époumoner quand il suffit de… siffler ! Le sifflement porterait beaucoup plus loin que la voix. Certaines peuplades en ont fait une langue à part entière.
Pères siffleurs
Depuis des millénaires, les hommes sifflent pour communiquer. Et pas seulement pour aborder lourdement la gent féminine. Certains usent du sifflement comme d’un langage élaboré, avec ses codes spécifiques. Déjà au Ve siècle avant notre ère, l’historien grec Hérodote évoque l’existence d’Éthiopiens troglodytes qui «parlent comme des chauves-souris». Plusieurs navigateurs rapportent aussi que les Guanches, anciens habitants des îles Canaries, correspondent dans une langue mystérieuse… actuellement connue sous le nom de silbo (signifiant «sifflement» en espagnol).
Fascinants sifflements
Des linguistes chevronnés se sont penchés sur ces intrigants langages pouvant se propager sur 8 à 10 km en vallées… «Les différentes voyelles sont exprimées par des sons de hauteurs différentes et les consonnes par des interruptions plus ou moins longues du sifflement», explique le bioacousticien Julien Meyer, qui compare ce mode de communication à «un portable naturel et gratuit». Et de poursuivre : «C’est une version sifflée d’une langue existante.»
Dès lors, une personne s’exprimant en espagnol a-t-elle plus de chance de comprendre le silbo des Canaries ? La réponse est oui. D’après une expérience du linguiste, les participants espagnols n’ayant jamais entendu le silbo parvenaient à comprendre certains sons plus facilement que les francophones. Ces derniers étaient en revanche plus performants que les cobayes chinois, dont la langue est plus éloignée.
Siffler en travaillant
«Mais ces langues sifflées sont menacées par la dynamique des modes de vie urbains», avertit Julien Meyer. Dans l’île de la Gomera, plusieurs initiatives pour perpétuer la tradition ont vu le jour. Depuis 1999, l’enseignement du silbo y est obligatoire. En 2009, la langue est inscrite par l’Unesco au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Une fierté pour Estefania Mendoza, une habitante de l’île qui a appris le silbo à ses deux enfants dès leurs 3 ans. Le week-end, toute la famille part en montagne et siffle d’une vallée à l’autre. Mais n’est pas siffleur qui veut. L’apprentissage requiert rigueur et dextérité. «La seule règle est de trouver quel doigt permet de mieux siffler et, parfois, aucun ne fonctionne», reconnaît le professeur de silbo Francisco Correa, capable, lui, de «siffler» tout un poème.
Qui siffle ?
En 2017, environ 70 langues sifflées ont été répertoriées dans le monde. Parmi les plus connues : le silbo, parlé par plus de 22.000 personnes sur l’île de la Gomera, dans les Canaries. Le kus dili, dite «la langue des oiseaux», employé par les habitants du village de Kusköy, en Turquie. Et le béarnais sifflé, entendu dans le village d’Aas (Pyrénées) jusqu’au décès de la dernière locutrice en 1998. Il est depuis peu enseigné à l’université de Pau.
Cet article est paru dans le Télérpro du 17/3/2022
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