Marie, aux mille visages…

«Vierge de l’Annonciation», d’Antonello de Messine (v. 1475) © Galleria Regionale della Sicilia, Palais Abatellis, Palerme

Fille mère, déesse, reine du ciel, guerrière… Depuis deux mille ans, Marie a pris d’innombrables visages. Tour à tour politique, muse ou protectrice, cette Vierge bénie entre toutes les femmes raconte en creux l’histoire des sociétés qui la vénèrent.

Auteure et réalisatrice du documentaire «Tout sur Marie» explorant le destin de Marie au cours de deux millénaires – diffusé dimanche à 16h50 sur Arte –, Isabelle Brocard décrypte cinq figures emblématiques parmi les multiples facettes de la femme la plus représentée de l’Histoire.

Isabelle Brocard, Marie est avant tout… vierge !

À l’origine, la question de la virginité de Marie est avant tout littéraire et symbolique, synthétisant plusieurs traditions. D’un côté, on raconte la naissance miraculeuse d’un Dieu qui s’incarne dans une vierge. Ce récit s’ancre dans la tradition gréco-romaine, où les miracles attestent de l’importance d’un personnage. Parallèlement, la tradition hébraïque insiste sur la nécessité d’être vierge des idoles, c’est-à-dire de se vouer à un Dieu unique. La figure de Marie absorbe ces différents récits avant que, à la fin du IVe siècle, la question de sa virginité ne devienne plus morale. Il ne s’agit plus seulement de la conception virginale d’un Dieu, mais de la virginité perpétuelle de sa mère, c’est-à-dire avant, pendant et après la naissance de Jésus. En faisant de cette doctrine le deuxième dogme marial, l’Église valorise la chasteté. Contrairement à Ève, dont elle est la figure inverse, Marie n’aurait ni «connu» d’homme ni «enfanté dans la douleur».

Dans l’iconographie chrétienne, Marie est représentée de multiples façons…

À partir du Xe siècle apparaît un type singulier de statues : les «trônes de sagesse», représentant Marie avec Jésus assis sur ses genoux. Cette Vierge en majesté apporte au monde la connaissance par le biais de son fils. Ces statues, auxquelles on prête des miracles, deviennent un important objet de culte et de dévotion. À partir du XIVe siècle, les représentations de Marie se font plus humaines. De cette Vierge puissante, on passe à une figure d’humilité et de protection, assise parfois sur un coussin et se tournant avec tendresse vers son fils. Mère rassurante, elle se rapproche du peuple.

À la Renaissance, la Vierge devient la muse des peintres.

À partir du XVe siècle émerge une figure mariale à laquelle il est de plus en plus possible de s’identifier. Dans la peinture italienne, Marie affiche une expression mélancolique car elle sait que son fils va mourir. À la Renaissance, elle concentre tous les paradoxes : à la fois vierge et mère, elle fait ainsi entrer le divin dans l’humain, et elle protège son fils tout en acceptant son destin funeste. De plus en plus humaine, elle incarne également un idéal féminin de jeunesse, de pureté et de blondeur.

Que signifie «Immaculée Conception» ?

Ancrée d’abord dans la tradition, cette doctrine énonce que Marie a été conçue par Dieu sans tache (macula, en latin), c’est-à-dire hors du péché originel. Les peintres la représentent triomphant du mal, terrassant un serpent ou un dragon. L’Immaculée Conception devient un dogme pour l’ensemble de la chrétienté catholique romaine au milieu du XIXe siècle, au moment où l’Église affronte de nouveaux ennemis, comme la science, le rationalisme et les socialismes.

La Vierge a inspiré de nombreux artistes et pose un problème aux féministes… Pourquoi ?

Qu’on soit croyante ou non, Marie est une figure problématique pour les femmes. Elle est d’abord une mère parfaite, elle n’a pas de sexualité et ne vieillit pas. Elle cristallise en somme tout ce contre quoi les féministes ont lutté : le fait d’être assignée à la maternité, à l’éternelle jeunesse, à la compassion et à l’obéissance. En réalité, on oublie nombre d’épisodes où elle porte d’autres valeurs, à l’instar du Magnificat, qui prône l’inversion des pouvoirs. De Beyoncé à Orlan, des artistes féministes ont dénoncé ces assignations en mettant en scène de nouvelles figures mariales.

Entretien : Laetitia MØLLER

Cet article est paru dans le Télépro du 2/1/2024

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici