Ligne Wallace : la frontière invisible
Kangourous et koalas ne l’ont jamais franchie. En Indonésie, la ligne Wallace sépare différentes espèces d’animaux. De lundi à mercredi à 16h35, Arte diffuse une série documentaire qui lui est consacrée.
Le 24 novembre 1859, Charles Darwin présente un ouvrage scientifique intitulé «L’Origine des espèces». Le naturaliste et paléontologue britannique y expose sa théorie de l’évolution. Selon celle-ci, «toutes les espèces vivantes sont en perpétuelle transformation et subissent au fil du temps et des générations des modifications morphologiques comme génétiques», synthétise le magazine GEO. Une véritable révolution intellectuelle.
Pratiquement au même moment, un autre naturaliste et explorateur, lui aussi britannique, propose sa théorie de l’évolution par la sélection naturelle. Mais, considéré comme codécouvreur de celle-ci avec Darwin, il ne bénéficie pas de la même notoriété. Alfred Russel Wallace : ce nom vous dit quelque chose ? Pas certain. Et pourtant. Au milieu du XIXe siècle, il fait une étonnante observation. Celle d’une frontière invisible que ne franchissent pas certaines espèces d’animaux. Une ligne dont le voile de mystère vient d’être levé 160 ans plus tard. Une barrière qui porte le nom de son découvreur : la ligne Wallace.
La barrière mystérieuse
L’archipel malais. C’est la destination du voyage qu’entreprend Alfred R. Wallace en 1854. Le scientifique a 34 ans. Pendant huit ans, il multiple les expéditions entre l’Asie du Sud-Est et l’Australie, une zone de plus de 25.000 îles. Coquillages, insectes, mammifères, oiseaux, reptiles : il réalise des milliers d’observations. Un élément retient particulièrement son attention. Passé un certain point, beaucoup d’animaux qu’il rencontre n’ont plus rien à voir avec ceux de la région qu’il vient de quitter. «Si vous vous rendez à Bornéo, vous ne verrez aucun mammifère marsupial, que vous pourrez pourtant observer sur l’île voisine de Sulawesi», explique dans la revue Science le chercheur australien Alex Skeels.
Par contre, il est possible de trouver des animaux d’Asie en Australie. «Frontière géologique qui sépare l’Asie du Sud-Est et l’Océanie en deux «écozones»», «Deux provinces faunistiques différentes», «Étrange ligne invisible qui sépare la faune et la flore» : Wallace matérialise ses observations sur une carte. En 1864, il trace la ligne qui portera son nom. Selon l’université de Washington, cette frontière «s’étend à travers l’Indonésie, coupant spécifiquement le détroit de Lombok entre Bali et les îles de Lombok au sud et s’étendant à travers le détroit de Makassar entre Bornéo et Sulawesi au nord». Wallace devient l’un des grands pionniers de la biogéographie, l’étude scientifique de la distribution des espèces végétales et animales à la surface du globe. Il énonce l’objectif de cette discipline simplement : expliquer pourquoi «des organismes sont là et d’autres pas».
Le voile se lève
Au mois d’août dernier, la revue scientifique généraliste américaine Science publie les résultats d’une enquête menée conjointement par des chercheurs de l’université nationale d’Australie et de l’École polytechnique de Zurich (ETH Zurich) en Suisse. Cent soixante ans après la carte de Wallace, les scientifiques apportent leurs explications de l’existence de cette fameuse ligne. Il y a 35 millions d’années environ, le mouvement des plaques tectoniques sépare l’Australie de l’Antarctique et la pousse vers l’Asie. Collision entre les deux plaques et création des îles volcaniques d’Indonésie. La carte de la région n’est pas le seul bouleversement. «Cela a radicalement changé le climat de la Terre dans son ensemble, devenu beaucoup plus froid», explique Arthur Skeels, l’auteur principal de l’étude. «Le climat de l’Asie du Sud-Est et de l’archipel malais nouvellement formé est resté beaucoup plus chaud et humide. Celui de l’Australie est devenu froid et sec.» Pour avancer leur théorie, les chercheurs ont modélisé ce changement grâce à l’informatique. Plus de 20.000 espèces d’animaux ont été étudiées. Conclusion : les animaux habitués au climat sec et aride de l’Océanie ne pouvaient pas survivre dans un environnement tropical humide, au contraire des animaux originaires d’Asie qui se sont adaptées en Océanie.
Kangourous sédentaires
Pourquoi ne trouve-t-on pas de kangourous en Asie ? La faute au climat. Habitué à évoluer dans un environnement frais et sec, impossible pour lui de faire le bond au-dessus de la ligne qui le séparait des îles indonésiennes relativement chaudes, humides et tropicales. Pareil pour le koala, l’émeu, le wallaby, le wombat, le cacatoès à huppe jaune, le dingo ou l’ornithorynque, entre autres : Australia only.
Australian open
En sens inverse, la frontière est beaucoup plus ouverte. Le magazine de vulgarisation scientifique Ça m’intéresse n’hésite pas à utiliser le terme «tremplin» lorsqu’il évoque le phénomène. Le climat des îles indonésiennes (chaud, humide et tropical) aurait eu cet effet pour de nombreux animaux et plantes originaires d’Asie qui ont sauté la barrière de Wallace et se sont installés dans les parties plus australes. Cependant, les grands mammifères typiques du continent asiatique n’ont pas franchi la ligne de démarcation. Ne cherchez pas de tigres, d’ours ou de rhinocéros en Océanie : ils n’ont pas fait le voyage.
Des deux côtés
Il y a aussi ceux qui n’ont opté ni pour l’écozone indomalaise ni pour l’écozone australienne de manière exclusive : on les trouve des deux côtés de la ligne. C’est le cas des macaques, mais aussi des cochons et des tarsiers sur l’île de Célèbes (Sulawesi en indonésien). À de rares exceptions près, les observateurs notent que la flore ne suit pas la ligne Wallace dans la même mesure que la faune.
L’espoir
À l’heure actuelle, on ignore toujours si d’autres barrières invisibles existent ailleurs sur la planète. Toutefois, les études menées autour de la ligne Wallace ne débouchent pas uniquement sur des recherches d’autres zones du même type et sur une explication des causes passées de l’existence de la barrière. Grâces à ces investigations, les scientifiques espèrent pouvoir comprendre comment certaines espèces pourraient ou non s’adapter au changement climatique. Au-delà, c’est l’orientation des efforts pour la préservation et la conservation des espèces qui est en jeu.
Cet article est paru dans le Télépro du 9/11/2023
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