«La gastronomie belge est décomplexée !»
Peut-on parler de haute gastronomie spécifiquement belge ? Oui, mais depuis un siècle et demi seulement, estime Pierre Leclercq, historien de l’alimentation.
Dimanche à 15h55 sur France 5, Sophie Jovillard part à la découverte d’un fleuron du patrimoine français : les arts de la table. Or, l’histoire de notre gastronomie reste intimement liée à celle de la France. Pierre Leclercq, historien de l’alimentation, membre du Centre de gastronomie historique (Bruxelles) et collaborateur scientifique de l’ULiège nous en retrace la naissance et le déploiement international.
Pendant des siècles, nous avons été soumis aux diktats des grands chefs français…
Notre territoire est sous l’influence culturelle française depuis des siècles. Les Belges mangent «français». Quand, au XVIIe siècle (principalement sous le règne de Louis XIV), la gastronomie «parisienne» effectue sa révolution culinaire – séparation du sucré et du salé et le moins d’épices possible -, la Belgique suit le mouvement. D’ailleurs, les recueils de recettes des XVIIe et XVIIIe siècles que nous trouvions chez nous ne compilaient que des recettes de cuisine française. Cette «grande cuisine» était très à la mode, plus encore au XIXe siècle où les grandes cours étrangères invitaient les chefs les plus réputés pour magnifier leurs tables.
Et ensuite ?
Au XIXe siècle, l’Anversois Philippe Cauderlier (1812-1887), auteur culinaire, n’avait compilé dans son «Économie culinaire» que quelques recettes «typiquement» belges comme celle des gaufres (la Belgique et la Hollande sont le foyer historique de la gaufre). Dans ce recueil, on décrit aussi la préparation du waterzooï, par exemple. Mais toutes ces recettes présentent les caractéristiques de la culture culinaire française. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les Français commencent à s’intéresser aux cuisines régionales de leur pays, aux spécialités des terroirs, grâce au développement des chemins de fer, de l’automobile, des voyages, du tourisme… Où trouve-t-on toutes les recettes des régions, finalement ? Dans la littérature touristique, bien sûr ! Les Français commencent, dès lors, à évoquer également la cuisine belge qu’ils trouvent «légèrement dépaysante», à la fois exotique et familière.
Quel a été le moteur d’émancipation de la gastronomie bien de chez nous ?
Dès le début du XXe siècle, la littérature culinaire commence à se développer. Grâce à des auteurs comme Gaston Clément (1878-1973), solide pilier de la gastronomie belge et pionnier des chroniques gastronomiques dans la presse écrite belge (dont Le Soir) et française, et plus tard à la télévision belge. Dans l’entre-deux-guerres, des délégations de cuisiniers belges sont invitées aux premiers grands salons de gastronomie en France pour représenter la Belgique. Après la Seconde Guerre mondiale se font connaître des cuisiniers qui revendiquent enfin leur belgitude, avec, par exemple, la cuisine à la bière. Raoul Morleghem en fut le porte-étendard et suscita, dans son restaurant bruxellois, un engouement pour cette cuisine qu’il fit connaître dans le monde entier.
On a toujours beaucoup fantasmé sur nos spécialités jamais égalées. Qu’en pensez-vous ?
Je pense, par exemple, à nos compatriotes du nord du pays qui sont persuadés que le hochepot (sorte de pot-au-feu) est profondément flamand ou gantois, car on y sent toute la «rusticité» du paysan. Il n’aurait pu naître ailleurs… Et pourtant, il s’agit d’une vieille recette espagnole, l’olla podrida, déjà mentionnée au Moyen Âge. L’oille en pot (traduction de l’espagnol) fit d’ailleurs, dès cette époque, le tour des grandes cours étrangères.
Paris serait-il en train de perdre son hégémonie gastronomique au bénéfice de la grande cuisine des terroirs du monde entier ?
Même si les Français bénéficient toujours cette aura gastronomique, la grande cuisine n’est plus nécessairement parisienne. Pour preuve, le classement des meilleurs restaurants du monde qui met à l’honneur, ces dernières années, des établissements espagnols, italiens, danois, new-yorkais… et où les Français sont minoritaires. Quant aux Belges, ils proposent aujourd’hui une haute gastronomie décomplexée. Nous sommes les meilleurs… comme les autres !
Cet article est paru dans le Télépro du 22/4/2021
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