Entre Paris, New York et Berlin, tentons de percer le mystère entourant « Fontaine », le célèbre urinoir érigé au rang d’œuvre d’art par Marcel Duchamp. Ce dimanche à 17h50, Arte diffuse le documentaire « Duchamp, la baronne et le mystère de l’urinoir ».
Désignée, en 2004, par un panel de 500 experts comme l’œuvre d’art la plus influente du XXe siècle, « Fontaine », l’urinoir de Marcel Duchamp, qui a donné naissance au mouvement de l’art conceptuel, a-t-elle réellement été pensée par le plasticien français ? Certains en doutent.
Hors-champs
Marcel Duchamp (1887-1968), icône mondiale de l’art contemporain, est le premier à détourner des objets usuels pour en faire des œuvres. Cette démarche artistique porte le nom de « ready-made », comprenez une technique selon laquelle un artiste s’approprie un « objet tout fait » et le détourne de sa fonction utilitaire.
Alors que la Première Guerre mondiale éclate, Duchamp s’exile à New York. Là, en 1917 et sous un pseudonyme, il présente un « ready-made » au comité d’organisation du premier Salon des artistes indépendants, dont il est l’un des directeurs : « Fontaine », un urinoir immaculé sur lequel est apposée une signature noire, « R. Mutt 1917 ». Jugée vulgaire, l’œuvre est refusée et, criant à la censure, Duchamp claque la porte du Salon.
Scandale orchestré
L’histoire aurait pu en rester là, mais, sous couvert d’un article, « The Richard Mutt Case », Duchamp allume la mèche de la polémique dans la revue satirique The Blind Man… créée par ses soins et deux amis à l’occasion du Salon ! La presse s’empare du sujet et le photographe Alfred Stieglitz prend fait et cause pour ce Mutt en exposant l’urinoir de la discorde dans sa galerie sous l’appellation « Madonna of the Bathroom (La Madone des toilettes) ». L’objet fait frémir d’indignation le public de Stieglitz et l’on perd la trace de l’urinoir… jusqu’en 1935 où il réapparaît dans un texte d’André Breton, qui l’attribue à Marcel Duchamp. L’artiste en réalisera, du reste, de nombreux exemplaires que collectionneurs et musées s’arracheront.
Amie flouée ?
En 2014, un article, paru dans The Art Newspaper, pose une question troublante : « Est-ce que Marcel Duchamp a volé l’urinoir d’Elsa ? » La baronne Elsa von Freytag-Loringhoven (1874-1927), dont il est question, n’est pas une inconnue du milieu artistique. Sculptrice et poétesse, c’est aussi la première dada américaine. Excentrique, proche de nombreux artistes, dont Marcel Duchamp, la baronne mène une vie de bohème (et meurt dans une extrême pauvreté à Paris).
Pour Julian Spalding, critique d’art, et Glyn Thompson, professeur d’histoire de l’art, les auteurs de l’article, Duchamp a tout simplement effacé Elsa de l’histoire de l’urinoir. Pour appuyer leur thèse, ils invoquent l’extrait d’une lettre de Duchamp envoyée à sa sœur en 1917 : « Une de mes amies, sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, avait envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture… Le comité a refusé d’exposer cette chose… C’est un potin qui aura sa valeur dans New York. »
Autre indice, le magasin dans lequel Duchamp assure s’être fourni pour l’urinoir n’en a jamais vendu de similaire. Tandis que celui fréquenté par Elsa, pour ses propres œuvres, proposait l’objet. Enfin, la fameuse signature « R. Mutt » serait l’homophone du mot allemand, langue maternelle d’Elsa, « armut », signifiant « pauvreté ». Mais alors, pourquoi la baronne n’a-t-elle pas tenté de rétablir la vérité ? « D’abord l’œuvre ne sera plébiscitée qu‘après sa mort », relate le magazine Slate. « Et surtout Elsa a nourri une obsession pour Duchamp. « Marcel, Marcel, je t’aime comme l’enfer ! « , déclame l’un des poèmes qu’elle lui dédie. »
Cet article est paru dans le Télépro du 7/11/2024
