Et apparut le Mont-Saint-Michel…
Joyau architectural, le troisième monument le plus visité de France recèle des trésors de souvenirs. Ce samedi à 20h50, Arte s’y intéresse avec le documentaire «Mont-Saint-Michel – Le labyrinthe de l’archange».
«Demain matin, on va au Mont-Saint-Michel.» J’ai 6 ans. Nous sommes en vacances à la mer du Nord. Le repas du soir s’achève et mon père vient de lancer cette phrase, comme ça. «Le Mont-Saint-Michel ? Qu’est-ce que c’est que ça ?» «Tu verras, c’est très loin. On t’achètera une épée.»
Peuplée de chevaliers en armures et de mousquetaires encapés, ma nuit est mouvementée. Mais, déjà, demain est là et ma première équipée en voiture à l’étranger commence. Je passe sur le brouillard épais et la nervosité paternelle pour le traverser pendant que mes sœurs et moi entonnons le sempiternel «On est bientôt arrivés ?». Je passe aussi sur le pont de Tancarville au pied duquel nous posons en famille pour une postérité en noir et blanc. J’arrive au cri. «Il est là !» Le doigt pointé vers l’horizon, ma mère nous sort d’une énième dispute au sujet des voitures blanches qu’on nous a dit de compter. Six cents kilomètres ont passé et le voilà enfin ce fameux Mont-Saint-Michel. Terrible déception : il y a des remparts, mais ce n’est pas le château fort que j’imaginais ! Elle sera de courte durée. C’est que mon père a le don pour raconter les histoires. Et ici, je vais être gâté.
La marée qui galope
Alors que nous progressons vers le Mont qui se dresse devant nous, les contours du lieu mythique se précisent. Ce n’est pas une forteresse, pas une église ou un village. C’est tout cela en même temps, juché sur un gros rocher de granit : 960 m de circonférence, 80 de hauteur. À l’époque (nous sommes au milieu des années 1960), on peut encore laisser la voiture sur un petit parking. Sur la «digue route» construite en 1879, la longue marche commence vers cet étrange graal au sommet duquel une silhouette dorée se dessine peu à peu. Les histoires dans ma tête commencent aussi leur périple, subitement déclenchées par un «On a de la chance, c’est marée basse» et les explications qui suivent. Ici, la mer monte «à la vitesse d’un cheval au galop». Peu importe que l’on soit loin du compte (entre 5 et 10 km/h selon les sources), les images que cette seule phrase provoque dans mon imagination d’enfant me submergent : promeneurs encerclés, pèlerins engloutis… Tiens oui, les pèlerins.
Le trou dans le crâne
Trois millions et demi de touristes chaque année, mais combien de dévots depuis les origines ? Combien de visiteurs ont gravi ces rues étroites qui se faufilent et grimpent vers le sommet du Mont ? Au moment de raviver ces souvenirs, je ne me rappelais ni du nom de l’évêque Aubert, ni de l’année de fondation (709). Par contre, l’histoire du prélat fondateur tiré trois fois de son sommeil par l’archange saint Michel, le trou dans le crâne pour le persuader de construire un oratoire en ce lieu, ça, je m’en rappelle ! La nuit qui suit, mon épée en plastique rouge et jaune ne sera pas de trop pour me rassurer de ces visions peu avenantes. Et puis il y a ce saint Michel doré. Celui dont la statue tout là-haut, à 160 mètres au-dessus du niveau de la mer, semble nous surveiller depuis notre arrivée. Lui non plus ne me sécurise guère. D’autant que j’ai rendez-vous avez lui à l’aube.
L’archange
Après une nuit à batailler dans les tranchées des rêves de mon matelas de plumes, l’heure de l’affrontement sonne. Ou plutôt, c’est la cloche de brume qui tinte, la seule que les révolutionnaires ont laissée quand ils ont pris le lieu et fait fuir de l’abbaye les derniers bénédictins. Servie avec une crêpe au petit-déjeuner, l’histoire terrifiante de la cage de fer dans laquelle Louis XI enfermait ses ennemis n’est qu’une mise en bouche. Celle de l’archange sera l’apothéose. Tout en haut de l’abbaye, j’ignore que sa statue est haute de 4,5 mètres, qu’elle pèse une demi-tonne et veille sur la baie depuis 1897. C’est le personnage que je devine qui me fascine, cet archange ailé aux cheveux longs et en armure, le pied posé sur un dragon, la main levée, prête à terrasser le mal avec son… mais oui : son épée ! À part la couleur dorée, on dirait la mienne ! Des années après, je me souviens de ce moment unique. La Merveille, chef-d’œuvre de l’abbaye ? Le chœur gothique flamboyant ? Perdus dans les brumes de la mémoire… Mais quand la cloche des souvenirs retentit aujourd’hui, je repars à l’assaut du rocher, aux côtés de l’archange, entourés de mes chers fantômes du passé.
Cet article est paru dans le magazine Télépro du 18/6/2020
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