Colonisation belge : halte aux préjugés !
Soixante ans après l’Indépendance du Congo, certaines idées reçues ont la vie dure ! Le vendredi 26 juin dès 20h20, La Une propose une soirée exceptionnelle «Le Temps d’une histoire».
Depuis longtemps, le passé colonial belge alimente les polémiques sur la place publique. L’historien Philippe Raxhon (ULiège) nous éclaire sur le sujet.
Léopold II, le «roi bâtisseur», est parfois présenté comme un «roi génocidaire». À tort ou à raison ?
Pour comprendre la place qu’occupe un événement, il faut consulter l’historiographie. Au début du XXe siècle, celle-ci était plutôt paternaliste et orientait la perspective du lecteur vers une vision idéalisée du Congo. À la fin du siècle, l’historiographie s’est renouvelée et nous avons aujourd’hui une vision plus complexe de l’épisode congolais. C’est important car j’ai parfois l’impression que ceux qui mettent Léopold II au pinacle ou le vouent aux gémonies n’ont rien lu des récentes publications. C’est la première démarche vers laquelle inviter ceux qui polémiquent et se contentent de slogans twittés sans avoir lu une ligne historienne sérieuse sur le sujet. Cela étant dit, le concept même de génocide peut difficilement être associé à celui de colonisation car exterminer systématiquement une population parce qu’elle existe est le contre-pied de la démarche du colonisateur. L’objectif de ce dernier est d’exploiter une population, et non de l’anéantir, auquel cas il perd sa main-d’œuvre. Par contre, il y a clairement eu des crimes contre l’humanité (même si cette notion est un peu postérieure à l’époque concernée) pendant la conquête coloniale belge sous l’ère de Léopold II, entre 1885 et 1908. Des millions de morts, des mains coupées…
Les violences au Congo étaient-elles «pires» que dans les autres colonies, comme l’affirmaient les Britanniques ?
C’est un débat complexe encombré par les mythes et la propagande. Mais il est évident que cette colonisation est offensive dans la mesure où l’objectif incontestable de Léopold II est de rentabiliser économiquement le Congo. Cela implique la mobilisation forcée de la population pour construire des infrastructures. Déjà en 1904-1905, une commission d’enquête en Belgique conclut à des violences. Incontestables et injustifiables, celles-ci sont sans doute plus offensives que dans d’autres colonies. Et l’historien ne peut accepter «que c’était dans l’air du temps». Au demeurant, il est important de ne pas se focaliser sur une seule question et de prendre en compte dans son ensemble cette colonisation offensive, qui a mis fin à un trafic d’esclaves organisé depuis longtemps par les marchands arabes. Au-delà des violences, sur la longue durée, je suis frappé par la spécificité de la colonisation belge : en 1908, quand la Belgique reprend le Congo comme colonie, et jusqu’à la fin des années 1950, elle n’associe pas les Congolais, sinon à des postes subalternes, à la gestion du pays et ne développe pas d’élites congolaises. Cela aurait facilité la sortie de crise. Les Congolais restent infantilisés. Génération après génération, cela a créé une forme d’apartheid qui a rendu d’autant plus difficile la décolonisation à partir de 1960, mais n’a pas empêché de tisser des liens considérables entre individus. Les Belges ayant vécu au Congo ne sont pas tous des sanguinaires massacreurs d’indigènes !
«Malgré les violences, les Belges ont apporté des choses positives au Congo» est une phrase souvent entendue. Qu’en pensez-vous ?
Oui, mais un aspect d’une question ne peut masquer tous ses aspects. Effectivement, il y a eu un apport dans certains domaines, notamment sanitaire, mais je deviens beaucoup plus méfiant et inquiet si on en fait un argument derrière lequel on efface les crimes, les exactions, le racisme…
Une autre idée répandue est que les ouvriers belges n’étaient pas mieux lotis que les Congolais…
Je ne me rallie pas à ce raisonnement, d’autant que, au moment de la conquête du Congo, les premières lois sociales en faveur des ouvriers voient le jour. Au Congo, les populations n’ont aucun droit. L’État indépendant du Congo est une structure institutionnelle complètement anachronique : Léopold II cumule tous les pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif). Le Congo est donc loin de la situation libérale belge.
Quel est votre avis sur la polémique actuelle autour des statues de Léopold II ?
Mon premier réflexe est de demander ce que ces statues disaient à l’époque de leur élévation. Ensuite, j’essaye de mesurer la distance qui nous sépare de cette époque. Si nous considérons que ces statues faussent la vérité historique d’un personnage, alors nous pouvons toutes les retirer de nos places publiques, comme celle de Charlemagne à Liège ou d’Ambiorix à Tongres qui flattent le régime féodal ou l’orgueil national. Faut-il les détruire parce que la féodalité a été abolie ou le pays fédéralisé ? Toutes les statues des siècles passés véhiculent des stéréotypes qui ne sont plus en résonance avec notre sensibilité actuelle. Dans le cas présent, on focalise la statuaire de Léopold II sur l’épisode congolais. Or, il est d’abord un chef d’État qui a eu de multiples activités pendant son long règne. Personnellement, j’ai plutôt étudié la manière dont il avait habilement évité en 1870 que la guerre entre la France et la Prusse ne se répande en Belgique. Bref, le personnage a plusieurs facettes. Enfin, je ne pense pas que l’on puisse nettoyer le passé comme une écurie. Je suis partisan de ne pas dégrader la statuaire, mais d’y apporter un complément pédagogique explicatif. Ces statues restent un témoignage d’une époque, y compris pour ceux qui voudraient justement enseigner le racisme évident exprimé dans certaines de ces représentations. La statuaire est donc une leçon, un document, une source. Et en tant qu’historien, j’essaye plutôt de sauver les sources.
Cet article est paru dans le magazine Télépro du 18/6/2020
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