«Notre civilisation est vouée à disparaître !»

«Notre civilisation est vouée à disparaître !»

Samedi 29 octobre 2012 à 20.45, dans «Le Crépuscule des civilisations», Arte s’intéresse à la chute de l’Égypte et de l’Empire khmer et s’interroge sur le sort de notre civilisation européenne.

Crises économiques, pandémies, catastrophes écologiques, révoltes sociales… Au cours de l’histoire, de grands peuples ont disparu pour différentes raisons. Les Mayas, les Romains, les Khmer, les Vikings… Toutes ces civilisations, après avoir connu leur heure de gloire, se sont éteintes. Pourquoi ? Réponses avec David Engels, professeur d’histoire romaine et de philosophie de l’histoire à l’ULB et auteur d’un livre (à paraître) sur le déclin de la civilisation européenne en analogie avec celui de l’Empire romain.

Entretien : Stéphanie BREUER

De nombreuses civilisations, souvent brillantes, ont disparu, au cours de l’histoire. Peut-on parler de cycle naturel, avec une naissance, une apogée et une chute ?

Beaucoup d’historiens répondraient non, mais, personnellement, je suis plutôt de cet avis.

Y a-t-il des civilisations avancées qui n’ont pas décliné ?

Toutes les civilisations ont décliné à un moment ou un autre, mais toutes n’ont pas chuté. Ainsi, la Chine a pu maintenir sa civilisation durant presque 3.000 ans. Mais cela pose la question de ce qui est vraiment un indicateur de déclin. Car le déclin d’une civilisation n’implique pas toujours sa destruction matérielle complète.

Certains auteurs, notamment Jared Diamond dans son livre «Collapse», avancent que les facteurs écologiques jouent un rôle primordial dans la chute des civilisations. Qu’en pensez-vous ?

C’est un facteur assez important, mais pas le seul. Et on peut se demander si la chute d’une civilisation n’est pas plutôt due à un facteur psychologique impliquant que des éléments, comme l’écologie par exemple, ne sont plus pris en compte. Et l’on peut aussi se demander pourquoi certaines civilisations arrivent à faire face à des défis écologiques qu’ils ont eux-mêmes produits et pourquoi d’autres arrivent à un niveau où leur propre culture et leurs techniques ancestrales sont devenues tellement rigidifiées qu’ils ne peuvent plus entrevoir un changement de comportement.

La chute n’intervient pas toujours après le même laps de temps…

Il y a différentes théories à ce sujet. Par exemple, Oswald Spengler, qui a été l’un des premiers à annoncer la chute de notre civilisation dans son livre «Le Déclin de l’Occident», avait une approche assez rigide. Il estimait qu’une culture pouvait exister environ 1.000 ans, avant de se transformer obligatoirement en un État statique et à la merci du premier venu. Et d’autres, comme Arnold Toynbee, ont une approche beaucoup plus flexible. Pour lui, tant qu’une culture garde assez de dynamique ou de flexibilité intellectuelle, elle peut faire face à ces défis indéfiniment.

Notre civilisation actuelle est donc condamnée à disparaître…

Il serait étonnant que ce ne soit pas le cas et que nous échappions à une certaine fatalité. Nous avons d’ailleurs beaucoup d’indicateurs. Dans mon livre à paraître l’année prochaine («La Crise de l’Union européenne et la chute de la république romaine. Analogie historique»), j’essaye de montrer, à travers une comparaison d’indicateurs de déclin, que nous pouvons parler d’une crise grave de la culture occidentale. Et si nous poussons l’analogie entre la société occidentale et la république romaine plus loin, nous pouvons nous situer à la fin de la république romaine, à savoir au moment où un système relativement ouvert et républicain va virer vers un État conservateur, autoritaire, technocratique et sur la défensive, mais plus vraiment porteur d’une dynamique culturelle.

Selon vous, quel temps reste-t-il à notre société ?

Au regard de la Chine qui a connu beaucoup de revers, mais qui ne s’est jamais vraiment effondrée dans sa continuité culturelle, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un jour les «Barbares» soient devant les portes de Bruxelles ! Mais, selon un modèle rigide comme celui de Spengler, on peut s’attendre à ce que dans 50-100 ans, nous n’ayons plus les forces créatrices ou psychologiques nécessaires pour trouver les réponses dynamiques et adéquates aux problèmes qui se posent à nous. Mais l’échéance dépend évidemment du modèle appliqué. Personnellement, je crois que la culture occidentale est vouée à un moment donné à la stagnation, puis, tôt ou tard, à l’effondrement, et que ce moment n’est pas très loin.

Quand se situerait l’apogée de notre civilisation européenne ?

Je dirais au XIXe siècle, avec la révolution industrielle, la colonisation du monde entier, l’idéal de la démocratie, la confiance en la technique et en l’avenir – un optimisme largement abandonné depuis la Première Guerre mondiale, qui annonce en fait le déclin graduel de l’Europe.

Quels facteurs expliquent la chute des Égyptiens ?

L’on peut se poser la question de savoir si les la culture pharaonique a jamais «chuté», au sens littéral… L’Égypte est l’exemple typique d’une civilisation qui n’a pas connu une destruction matérielle de sa civilisation. Contrairement aux Aztèques qui, eux, ont été éradiqués. En Égypte, le système économique de base a continué d’exister au fond jusqu’aujourd’hui. Mais la chute culturelle réside dans le fait que la civilisation s’est rigidifiée, et que les Égyptiens eux-mêmes ont perdu le pouvoir au plus tard depuis l’arrivée des Perses. Certes, les structures matérielles et culturelles ont continué d’exister mais, à un moment donné, elles ont cessé de produire des choses nouvelles et sont devenues plutôt la «caisse de résonance» d’influences externes.

Et dans le cas des Khmers ?

Dans ce cas, il y a une chute matérielle de la ville d’Angkor Vat, capitale de l’Empire khmer, et des facteurs écologiques sont entrés en jeu. Il semble que l’explosion démographique ait poussé les habitants à déforester de plus en plus. L’équilibre naturel a été dérangé et le sol – érodé et de surcroît surexploité par les cultures de riz – est devenu moins fertile. Cela a subitement provoqué un déclin dans la production de nourriture pour une population beaucoup trop grande. Néanmoins, le coup de grâce a été donné par des petits royaumes nés dans la périphérie de cet empire, comme les Thai, qui ont pu hâter activement la chute de l’Empire khmer.

Dans le cadre de l’Empire romain, on parle de sa chute en 476, mais le déclin n’a-t-il pas été plus long ?

Cette question est très discutée dans la recherche depuis des centaines d’années. La date de 476 correspond au moment où le dernier empereur romain d’Occident est déposé. Il s’agit d’un signal extérieur fort. Mais la chute au niveau politique, démographique, militaire, religieux et économique avait déjà commencé des siècles auparavant. Et d’un autre côté, le rayonnement de la civilisation romaine a encore continué durant des siècles. Il y a beaucoup de facteurs à cette chute : une baisse de la population, une démilitarisation de la société qui ne sait plus activement résister, une chute psychologique avec une ambiance défaitiste de fin de siècle, un changement de religion avec l’arrivée du christianisme… Beaucoup de facteurs ont donc joué dans la crise de l’Empire romain, qui devrait servir de paradigme pour notre réflexion sur la crise de l’Occident actuel.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici