La philo selon les films et les feuilletons

Pour Marianne Chaillan, «le Professeur (personnage principal de la série, ndlr) donne une formidable leçon de morale conséquentialiste», portée, notamment, par le philosophe britannique Jeremy Bentham (1748-1832) © Netflix
Nadine Lejaer
Nadine Lejaer Rédactrice en chef

Fans de «La Casa de papel», «Harry Potter», «Maléfique» ou d’«Indiana Jones», saviez-vous que vos héros préférés posaient au moins une grande question philosophique ? Marianne Chaillan vous les explique dans «In Pop We Trust», un pont entre les philosophes et la culture pop.

Marianne Chaillan n’a pas 40 ans. Allure et sourire d’adolescente sont ses signes extérieurs de bonheur, celui de côtoyer Socrate, Platon, Kant ou Kierkegaard. Et surtout de dévoiler leurs théories à ses étudiants (elle enseigne au lycée et à l’université de Marseille) en leur racontant des histoires. Pas n’importe lesquelles, celles qui font des séries, des films ou des chansons aussi connus que «Matrix», «Star Wars» ou «La Servante écarlate». Et ça marche ! Rencontre avec une conteuse aussi passionnante que rigoureuse.

Pourquoi apprendre la philosophie ?

Je me rappelle d’un professeur qui, en Sorbonne, avait ouvert son premier cours en citant cette phrase de l’Ecclésiaste : «Qui augmente sa science augmente sa souffrance.» Je m’étais dit : «Il est encore temps de fuir !». Je suis restée, bien sûr. La question devint alors : pourquoi rester devant une telle menace ? Le philosophe serait-il un dépressif qui veut voir toujours les choses en noir ? Et si ce n’est pas le cas, alors ça sert à quoi pour le philosophe de débusquer des problèmes ?

Et donc ?

Précisément : à tâcher de penser par soi-même, de ne pas être le jouet des idées reçues, de ne pas être un pantin dont la vie est dictée par des codes, des influences extérieures. À tâcher de devenir enfin soi et non pas le réceptacle des choses toutes faites. Philosopher, c’est s’émanciper et cesser de faire une chose parce qu’on nous a toujours dit que c’était bon de le faire, de penser telle autre chose parce que tout le monde nous a toujours dit que c’est ça qu’il fallait penser. Philosopher, c’est refuser de laisser sa liberté et sa vie aliénées plus longtemps. Bien sûr, on peut préférer l’illusion à la vérité. Mais alors, on n’accomplit pas son essence d’humain. Comme l’écrira la philosophe Hannah Arendt, une vie dépourvue de pensée n’a rien d’impossible, elle ne réussit pas à développer sa propre essence, c’est tout. Elle n’est pas seulement dépourvue de signification, elle n’est pas tout à fait vivante. Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules.

 

Pourquoi cette matière fait peur aux étudiants ? Et pourquoi les notions évoquées ont-elles l’air si compliquées ?

Oui, la philosophie fait peur. Aux plus jeunes, elle paraît surannée, technique, absconse, coupée du réel. Elle s’exprime dans un langage souvent inintelligible. Aux plus âgés, elle paraît parfois aussi inaccessible que désirable. Dans mes ouvrages de pop philosophie, je souhaite ouvrir la porte de ce temple qu’est la philosophie au plus grand nombre. C’est pourquoi, pour mieux parler aux uns comme aux autres, pour ne laisser personne sur le côté du chemin, j’ai décidé d’aller la chercher aussi bien dans les chansons que les séries, aussi bien dans les films que dans les personnages de fiction, aussi bien dans les succès très récents que dans les classiques plus anciens de la culture pop. Dans «In Pop We Trust», j’espère que chacun trouvera une porte d’entrée, sa porte d’entrée, vers la philosophie.

Comment faudrait-il l’enseigner ?

Quand je suis devenue enseignante, j’ai trouvé ma voie (c’est une vocation profonde) et j’ai dû trouver ma voix (la façon spécifique que j’ai d’exercer). Et cette voie/x a été celle de l’enthousiasme, de la joie. Ma devise : «S’instruire tout en se divertissant et opposer à l’esprit de sérieux un gai savoir !». Pour moi, le plaisir n’est pas l’ennemi de l’instruction – au contraire ! Pourquoi l’enseignement, pour prétendre à la rigueur, devrait-il être austère ? On peut (s’) instruire tout en (se) divertissant. Telle était jadis la règle : «docere et placere», c’est-à-dire «instruire et divertir». J’essaie de renouer avec cette pensée positive du divertissement.

Par ailleurs, la philosophie est sérieuse mais cela n’implique pas pour autant qu’elle doive exclure ni le jeu ni la joie. J’ajouterai même – c’est le professeur de lycée qui parle – qu’on ne peut instruire que lorsqu’on a d’abord mis en mouvement le désir d’apprendre. On peut ensuite conduire des étudiants ou des lecteurs à la compréhension la plus rigoureuse, à l’effort intellectuel le plus exigeant pour autant que l’on ait d’abord saisi et éveillé leur curiosité. J’en suis témoin.

 

La culture populaire est-elle une sous-culture ?

Non seulement la culture populaire n’est pas une sous-culture, mais l’opposer à la «grande culture» relève d’une double erreur. La première est d’ignorer que les œuvres de la culture populaire possèdent, elles aussi, des vertus pédagogiques. Une œuvre de culture pop est, elle aussi, capable de productivité symbolique. La deuxième est de faire preuve d’une ingratitude coupable. Rappelons-nous ce que Marcel Proust écrit sur la «musique populaire» : beaucoup jouée et chantée, elle s’est remplie du rêve et des larmes des hommes. Et à ce titre, ajoute-t-il, nous devons la vénérer ! Car elle occupe une place immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. La respecter n’est pas seulement avoir la charité du bon goût, c’est avoir conscience de l’importance de son rôle social. Mais que ce soit clair pour vos lecteurs : je n’en suis pas moins une inconditionnelle de Racine et de la culture dite «classique» ! Je suis convaincue que l’on vit plus intensément quand on peut nommer ses émotions dans les mots de Racine, Rimbaud, Lamartine ou Hugo. Certains livres considérés comme des classiques ont littéralement changé ma vie : de Camus à Dostoïevski en passant par Albert Cohen. Mais on ne m’entendra jamais opposer Phèdre à «Game of Thrones», et surtout pas pour dénigrer le second.

En matière de philo, que dit «La Casa de papel» aux téléspectateurs ?

Cette série aussi divertissante qu’haletante (lire la cadrée, ndlr) nous permet de comprendre les principes de la philosophie conséquentialiste. Peut-on dire que voler plus de deux milliards d’euros à la Maison Royale de la Monnaie est immoral ? Ceci sans prendre en compte le fait que cet argent n’est volé et ne fait de mal à personne ? Ou bien, à l’inverse, doit-on considérer que le «chef de la bande», le Professeur, est un Robin des Bois des temps modernes ? Kant, qui évalue l’intention pour déterminer si l’action est morale, condamnerait ce vol. Pas Jeremy Bentham. Pour lui, ce n’est pas l’intention de notre action qui fonde sa moralité, mais ses conséquences. Ainsi, si l’action a d’heureuses conséquences, elle est morale. Au fur et à mesure des épisodes, ce ne sont pas seulement les huit partenaires de départ qui ont été convaincus par le Professeur. Pas même les otages devenus associés. Pas seulement Raquel et Angel. Ce sont tous les spectateurs, espérant la victoire de la bande de Robin des Bois. Ainsi, le Professeur a donné à son équipe comme aux spectateurs de la série, une formidable leçon de morale conséquentialiste, car nous en venons à penser que par leur action, les protagonistes promeuvent le bonheur du plus grand nombre. En somme, le masque que portent les voleurs, qui représente le peintre Dali, aurait dû, plutôt, être celui du philosophe Bentham.

Et Harry Potter ?

Mais je pourrais vous parler d’Harry Potter durant des heures ! C’est une passion pour moi et l’objet de mon premier essai «Harry Potter à l’école de la philosophie». Des dizaines de millions de lecteurs aux quatre coins du monde ont voyagé dans son monde magique, découvrant un univers merveilleux et fascinant. Mais savaient-ils qu’en montant avec lui dans le Poudlard Express sur la voie 9 3/4, ils allaient s’ouvrir aux plus grandes thèses de la philosophie ? Car Harry Potter ne nous fait pas seulement entrer à l’école des sorciers, mais aussi à l’école platonicienne, par exemple, en nous questionnant sur le lien entre vertu et bonheur. La cape d’invisibilité, le miroir du Rised, la laideur de Voldemort, les fantômes de Poudlard : tout cela nous donne à penser en termes platoniciens sur la morale, le désir, l’existence de l’âme. Mais ce n’est pas tout ! Le sage Dumbledore se fait tour à tour stoïcien, adepte de Berkeley et maître de philosophie morale. Le fougueux Sirius Black est le porte-voix des thèses sartriennes sur la liberté humaine contre la vision déterministe du Professeur Trelawney. Lord Voldemort et ses Mangemorts, quant à eux, nous interrogent sur la philosophie de Nietzsche… Vraiment, à Poudlard, si on suit des cours de Défense contre les Forces du mal, on apprend aussi, et surtout, la philosophie. Dans «In Pop We Trust», je reviens sur cette saga et en particulier sur la valeur des prophéties, car tout commence en fait par une prophétie à laquelle Voldemort croit…

 

Comment les méchants des séries seraient-ils analysés par les philosophes ?

Ils ne sont pas analysés de façon univoque. Chacun d’entre eux nous dévoile une leçon de sagesse. Prenons comme exemple Dark Vador : pourquoi Anakin Skywalker devient-il Dark Vador ? S’il cède à la tentation du côté obscur, c’est parce qu’il redoute la mort de ses proches. Il refuse la finitude. Combien d’entre nous peuvent se reconnaître en lui ? Et pourtant on comprend, grâce à lui, que cette peur de la mort engendre précisément ce qu’elle redoute. Anakin aurait dû méditer la sagesse toute stoïcienne de Maître Yoda. Ce dernier lui enseigne que désirer ce qui ne dépend pas de nous (et maîtriser la mort ne dépend pas de nous) est totalement insensé ! Nous aliénant ainsi à la réalisation de quelque chose sur quoi nous n’avons aucune prise, nous nous exposons à souffrir, à être malheureux. L’homme, par exemple, qui voudrait que ses enfants, sa femme ou ses amis vivent toujours est fou, à en croire le stoïcien Épictète. Il l’est, car il souhaite que ce qui ne dépend pas de lui en dépende. Yoda demande donc à Anakin de s’exercer à perdre ce que précisément il redoute de perdre et à considérer que la mort est une dimension naturelle de la vie. Anakin échoue et devient Vador. «Star Wars» nous adresse une mise en garde. Être vraiment vivant suppose d’accepter de ne plus l’être un jour, sinon la peur nous ronge et nous fait perdre la vie.

Quels sont les philosophes que vous conseilleriez parce qu’ils ont une pensée innovante ou originale ou particulièrement adaptée à notre époque ?

En ces temps si douloureux que nous traversons, je vous conseille la lecture de Ruwen Ogien et en particulier de son ouvrage, «Mes mille et une nuits». C’est un livre difficile car puisé dans l’épreuve que l’auteur faisait du cancer qui le rongeait. Mais on y trouve une pensée qui libère notamment de la culpabilité de ne pas avoir la force ou l’envie de surmonter le mal qui nous frappe. Il détruit l’idée selon laquelle «ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.» Parfois certains événements ne nous tuent pas, mais nous en sortons affaiblis, tristes, et nous avons le droit de l’être sans devoir trouver à toute expérience une vertu ! Ensuite, c’est sans doute le moment de (re)découvrir les stoïciens comme Épictète ou Marc-Aurèle qui concevaient la philosophie comme un sport de combat pour surmonter les épreuves de l’existence. Leurs leçons peuvent nous soutenir en ce moment. Enfin, Camus et son «Mythe de Sisyphe» pourraient nous aider à ne pas oublier que la vie est tissée de deux fils inextricables. «Il n’y a pas d’envers sans endroit. Il n’y a pas de soleil sans ombre». Tandis que nous vivons la tragédie, n’oublions pas la joie. Elle finira par revenir.

À lire : Marianne Chaillan, «In Pop We Trust», Ed. Équateurs, 256 pages (19 €)

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