Jacques Audiard, « terrifié » par la course aux Oscars pour « Emilia Perez »

Jacques Audiard, lors de la première d'"Emilia Pérez" à Los Angeles, le 21 octobre 2024

Après son succès à Cannes, Jacques Audiard sait qu’un marathon l’attend pour défendre « Emilia Pérez »: son odyssée musicale sur la transition de genre d’un narcotrafiquant mexicain est déjà largement pressentie pour les Oscars.

« Je suis terrifié », avoue le cinéaste à l’AFP, lors d’une journée où il enchaîne les entretiens à Los Angeles, avant la sortie du film dans les salles américaines vendredi. « Le succès de masse a quelque chose d’inquiétant, ce n’est pas ta vie réelle. »

A 72 ans, le réalisateur va multiplier les allers-retours entre la France et les Etats-Unis dans les prochains mois. 

Car Netflix, qui a acheté son dixième long-métrage pour le diffuser à partir du 13 novembre en streaming, compte le soumettre dans les catégories générales (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure actrice, etc.), bien au-delà de la course pour l’Oscar du meilleur film international.

Après Telluride et Toronto, l’artiste projette « Emilia Pérez » en ouverture du festival américain du film français (TAFFF) à Los Angeles mardi.

La campagne s’annonce bien plus intense qu’en 2010, lorsque son film « Un Prophète » avait été nominé pour l’Oscar du meilleur film international.

« C’est comme si tu passais d’une compétition de province à une compétition olympique », lâche le dandy parisien, foulard noué autour du cou et chemise léopard sous son costume bleu.

« Révélation »

Prix du jury à Cannes, son film inclassable raconte le repentir de Manitas. Ce puissant baron mexicain de la drogue, au sommet de la pyramide machiste, orchestre sa disparition pour réaliser son aspiration profonde: devenir une femme, Emilia.

Enfin libre d’être elle-même, l’ex-criminelle monte une association d’aide aux victimes du narcotrafic. Elle renoue aussi avec sa femme et ses enfants, qui la croient morte, en se faisant passer pour une parente éloignée.

Grâce à ce double rôle, l’actrice transgenre Karla Sofía Gascón est entrée dans l’histoire de Cannes en remportant le prix d’interprétation féminine, avec les autres comédiennes du film, Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz.

C’est la rencontre avec cette Espagnole et son vécu singulier, marqué par sa transition à 46 ans, qui a permis à Jacques Audiard de réorienter son film, en vieillissant ses personnages.

Le rôle-titre, initialement écrit pour une personne de 30 ans, n’avait pas assez souffert pour être crédible, explique-t-il.

« J’avais beau faire des essais, ça ne marchait pas », raconte-t-il. « Et quand elle arrive, (…) c’est la révélation. La Vierge se dresse devant moi, c’est une évidence. »

« Quand tu fais une transition à 46 ans, j’ose même pas imaginer ce que ça a été avant », ajoute-t-il. « Quelle a été sa vie et sa douleur? »

Cette épiphanie l’a poussé à remodeler son héroïne transgenre, inspirée par la lecture du roman « Ecoute » de Boris Razon. Et pourrait permettre à Karla Sofía Gascón de devenir la première actrice transgenre à être nominée pour un Oscar.

« Kitsch » revendiqué

D’abord écrit sous la forme d’un opéra, « Emilia Pérez » est un « drame musical » à la croisée de nombreux genres: narco-thriller, telenovela, film LGBT… 

Un grand mélange qui paraissait « évident » à Jacques Audiard, pour pouvoir épouser la transition et les multiples facettes du personnage principal. 

Le cinéaste revendique même un certain « kitsch » libérateur pour aborder avec « insolence » les enjeux de société évoqués dans le film. Comme lorsque des chœurs entonnent en plein hôpital le refrain « Rhinoplastie ! Vaginoplastie ! »

« Il fallait qu’il absorbe tout, c’est un film qui doit être gênant », insiste-t-il. « On va chanter sur des trucs qui sont improbables. »

Cette prise de risque débouche sur une œuvre surprenante, que la presse américaine dépeint déjà en favori des Oscars, bien avant les nominations attendues en janvier.

Avec ce film « encensé par la critique », Netflix « détient peut-être cette année la combinaison gagnante » pour l’Oscar du meilleur film, soulignait la semaine dernière le magazine Variety.

Un éventuel sacre couronnerait la carrière de ce réalisateur déjà multi-primé, dont le cinéma affectionne les personnages différents ou minorés.

« Dheepan », Palme d’Or en 2015, suivait l’exil de Tamouls en banlieue parisienne ; « De rouille et d’os », chroniquait la reconstruction d’une dresseuse d’orque amputée par son protégé ; et « Un Prophète » plongeait dans la violence de l’univers carcéral.

« Je suis curieux », résume Jacques Audiard. « Je m’intéresse aux gens qu’on a du mal à qualifier, qu’on ne sait pas nommer. »

rfo/aem

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