Les fantômes d’Enki Bilal
Dessinateur, peintre, scénariste, réalisateur… Enki Bilal est un artiste complet et il le prouve une fois de plus avec un ouvrage hors norme, dans lequel photo, peinture et narration dévoilent de fascinants spectres hantant le Louvre. Rencontre.
D’où ont surgi ces fantômes ?
Ce sont eux qui sont venus me chercher (rires). Il existe un partenariat entre les éditions Futuropolis et celles du Louvre. Elles proposent à des auteurs de réaliser une BD à condition que le Louvre soit le personnage central de la fiction. Mais j’ai proposé quelque chose de différent : photographier librement des œuvres du musée et peindre dessus. Je savais aussi qu’il faudrait du texte, et que ce serait forcément la biographie du personnage peint.
Que propose l’album ?
Outre les peintures, il contient donc vingt-deux biographies fictives des personnages qui sont liés avec une peinture, une sculpture ou même un lieu du Louvre. Je les fais mourir d’une manière violente, car l’état de fantôme nécessite avant tout une mort brutale et tragique.
C’est un peu pessimiste, non ?
Pas du tout, mais c’est comme les faits divers, c’est toujours dramatique. Pour contrebalancer, le ton des textes est décalé, plus humoristique. Comme l’idée de marquer l’heure exacte de la naissance des personnages et leur poids… C’est absurde, tout en conférant plus de crédibilité. Je vois ce livre comme jubilatoire et léger.
Comment avez-vous procédé ?
J’avais carte blanche totale. Muni d’un passe, j’ai pu choisir les moments de fermeture du Louvre, même la nuit, pour prendre mes photos. J’ai gardé quelques poncifs (la Joconde, la Victoire de Samothrace…), mais je me suis laissé attirer par des œuvres peu connues. Tout a été fait à l’instinct : la prise de vue, le choix de la photo, la peinture par-dessus… Je partais juste de l’idée que c’était un homme ou une femme, puis je leur inventais une vie. Pour trouver leur raison d’être, il a fallu me plonger dans une époque, dans une œuvre… C’était réellement passionnant !
Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
Le travail s’est étiré sur un an, pendant lequel je n’ai pas fait que cela, même si c’était intense. Il fallait être ni trop long ni trop court, essayer de trouver une musique dans l’écriture. J’étais tellement triste d’arrêter que j’aurais pu en faire deux fois plus, c’est sans fin…
Comment s’est opéré le choix des photos ?
Lors de la première séance, j’avais tendance à photographier à tout-va. Puis, des intentions inconscientes sont nées, qui ont fait que certaines photos étaient prédestinées à se retrouver dans le bouquin.
L’ouvrage combine photographie, peinture, textes, œuvres d’art… Avez-vous voulu créer une espèce de synthèse artistique ?
C’est une œuvre hybride, oui. Les musées sanctuarisent les œuvres. Ils sont liés à la mort, à la disparition. Tout ce qui est dans le musée a eu une vie. Le regard de chaque personne qui regarde une œuvre s’apparente à ce que j’ai fait moi : rêver, imaginer des choses. J’ai inventé des personnages apocryphes, mais avec l’intention de faire croire qu’ils avaient existé. C’est du faux présenté comme du vrai. Un journaliste m’a même demandé comment j’avais procédé pour retrouver toutes ces biographies ! Il les croyait authentiques…
Vos planches sont actuellement exposées au Louvre. Une consécration ! Quel effet cela vous procure-t-il ?
Quand j’ai su que ça allait finir au Louvre, j’ai été un peu surpris ! J’ai été emballé, touché, et en même temps, c’est dans la logique des choses : le livre qui finit son parcours là où il est né. Il y a une espèce de boucle qui paraît presque naturelle. Et je dis ça sans prétention aucune. Nous sommes même allés plus loin, puisque pour l’expo, j’ai lu et enregistré tous les textes. Une application iPhone permet de les écouter lors de la visite.
Vous êtes dessinateur BD, certes, mais aussi peintre, réalisateur, metteur en scène… Quels sont vos domaines de prédilection ?
La peinture, le dessin, la BD, la narration restent mon terreau. Mais le passage au cinéma me semblait logique (il a réalisé quatre films : «Bunker Palace Hôtel» (1989), «Tykho Moon» (1996), «Immortel, ad vitam» (2004) et «Ciné monstre» (2006), ndlr). C’est une prise de risques à chaque fois. On n’est pas forcément bien vu, surtout en France, quand on quitte son pré carré. J’ai essuyé des plâtres au cinéma, je viens de le faire en art contemporain. Mais je préfère prendre des risques plutôt que de végéter, de m’encroûter dans un seul domaine.
Existe-t-il un domaine encore vierge pour vous et que vous auriez envie d’aborder ?
Heureusement, bien sûr ! La sculpture, par exemple… Un dessinateur, ça le démange de mettre le visage qu’il vient de tracer en volume ! Ou la musique… Je n’ai jamais joué d’un instrument, ça me manque, même si je ne vais pas me dire que je vais me mettre au piano ou au violon pour sortir un disque. Ce n’est pas comme ça que ça marche.
En BD, depuis Pierre Christin, vous vous passez de scénariste…
Cela s’est fait naturellement. Avec Pierre, nous avons réalisé des albums emblématiques («La Croisière des oubliés», «Les Phalanges de l’Ordre noir», «Partie de chasse»…), mais nous sommes allés au bout de notre collaboration dans le domaine de la BD et de son implication géopolitique. Nous savions qu’on ne pourrait pas faire mieux et nous avons donc arrêté. J’ai alors poussé plus loin le concept de liberté de création et c’est vrai qu’il me paraît aujourd’hui difficile d’imaginer de travailler sur le scénario de quelqu’un d’autre. Ce qui me plaît, quand je dessine, c’est de ne pas savoir ce qui va se passer trois planches plus tard. J’ai une trame initiale, mais je laisse les choses arriver, vivre, se transformer et c’est passionnant. C’est une façon de cultiver ma liberté et d’en profiter.
Quel regard portez-vous aux nouvelles technologies dans le domaine de la BD ?
Je suis d’une génération pour laquelle les outils classiques traditionnels sont irremplaçables. Rien ne se substituera à la sensualité d’un pinceau ou d’un crayon sur le papier ou sur une toile. J’ai vu apparaître ces nouveaux outils et je m’en sers de temps en temps, mais surtout pour monter mes histoires, mes albums, comme on monte un film. C’est intéressant pour certaines choses, comme cadrer des photos, mais je ne me sers pas de logiciels pour peindre. Mais dans le domaine des images projetées, le terrain est incroyable ! Là, les aventures m’intéressent.
Quels sont vos projets ?
En BD, je travaille sur l’album qui va clore la trilogie «Animal’z». Je viens d’ailleurs de finir le script pour l’adaptation du premier tome au cinéma, qui verra évoluer les acteurs dans un décor d’images de synthèse. Je continue aussi la peinture (la vente de ses dernières toiles lui a rapporté 1,5 million d’euros, ndlr) et j’ai enfin une grande expo carte blanche au Musée des arts et métiers, à Paris, en préparation pour l’année prochaine.
Vous n’arrêtez jamais !
Ce n’est pas possible. C’est comme la respiration…
Entretien : Julien BRUYÈRE
À lire
«Les Fantômes du Louvre», Enki Bilal, 25 € (Futuropolis)
À voir
Les planches de l’album sont exposées dans la salle des Sept-Cheminées, au Louvre, jusqu’au 18 mars 2013.
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